Nous avons passé la frontière entre le Népal et l’Inde à Sonauli. Nous avons battu notre record, à peine 10 min de chaque côté. Les deux postes sont cette fois assez identiques, aussi rudimentaires l’un que l’autre. La grande différence, ce fut l’accueil des douaniers. Les Népalais nous ont accueillis avec un large sourire, plaisantant et essayant de nous dissuader d’aller en Inde tandis que les Indiens se sont contentés de nous accueillir avec un air grave, certainement accentué par le port de la moustache (on s’est d’ailleurs demandé si elle n’était pas réglementaire...). Dans les rues, pas vraiment de changement. La ville du côté népalais est toute aussi grouillante que sa voisine indienne.
La ville frontière n’étant pas très accueillante, nous avons décidé d’avancer le plus vite possible vers notre prochaine étape. Nous avons pris un bus pour Gorakhpur dans le but d’y passer la nuit. Dormir dans cette ville nous permettait de ne faire que 8h de bus le jour suivant au lieu de 12. Bonne surprise, nous découvrons qu’en Inde nous payons le même prix que les locaux. C’est vrai pour les tickets de bus mais aussi pour la nourriture, les boissons, etc. Bien sûr, on essaie de vous arnaquer (ils ont essayé de nous faire payer deux places pour les sacs à dos) mais il n’existe pas de prix « touristes » et de prix « locaux » comme c’est le cas au Népal.
Dormir à Gorakhpur n’était pas forcément une bonne idée. Pour une 1ère nuit en Inde, c’est sûr ça vous met dans le bain ! Si vous êtes plutôt du genre aventureux, allez-y parce que c’est une grosse ville qui n’a rien de touristique, pour les autres il est peut-être préférable de vous abstenir. Nous n’avons pas réussi à trouver de chambre acceptable et ce n’est pas faute d’avoir essayé, même en consentant de dépasser un peu le budget, rien. Elles sont toutes sales, puantes, grouillantes d’animaux en tout genre. On préfère ne pas vous donner de détail pour éviter tout choc aux âmes sensibles... bref une horreur, résultat nous avons dormi sur les couvertures de survie (merci Vinie !). Dans l’un de nos sacs, nous avions quelques biscuits enfermés dans un sac plastique. Le lendemain, les biscuits étaient en miettes, dévorés par une colonie de fourmis qui avait par la même occasion décidé d’assiéger notre sac. Vous nous direz « pas grave, ce ne sont que des fourmis ». Mais non !!! Ce ne sont pas les mêmes que chez nous ; enfin peut-être qu’il y en a et que nous ne les avons encore jamais rencontrées. Celles-ci alors que vous essayez de les déloger ne se balaient pas d’un simple geste de la main, elles résistent et vous grimpent sur le bras. J’avais à peine ouvert le sac que mes avant-bras en étaient couverts.
En apparence, une petite anecdote sans conséquence. Avec le recul, c’était un avant-goût de ce que nous allions vivre dans les rues de l’Incredible India. Ce sentiment d’invasion permanente. Parce qu’à tout moment quelqu’un ou quelque chose essaiera d’envahir votre espace qu’il soit physique ou psychique.
D’abord les Indiens eux-mêmes...
Y a ceux qui tentent d’engager une conversation... l’air de rien.
- hello, namaste, where are you from ?
– France
- oh France beautiful country
– where are you going ?
– to the Ghat (les escaliers au bord du Gange)
– ok you need a guide
– no, thank you
– you need a rickshaw
– no thank you
– you want to visit silk factory
– no thank you
– you want a boat
– no thank you
– very cheap
– no thank you
et ainsi de suite, bref vous comprendrez qu’après avoir répété maintes et maintes cette même conversation, elle subit les usages du temps...
- hello, namaste, where are you from ?
– France and you ?
Votre interlocuteur un peu étonné vous répond fièrement
- India !
- Oh beautiful country !
- Yes! where are you going ?
- I don’t know and you?
- Just walking
- Enjoy! Bye bye namaste
Il existe aussi une autre variante
- hello, namaste, where are you from ?
– France and you ?
- India !
- Oh beautiful country !
- Yes! what are you looking for ? (vous aurez remarqué que cette fois il attaque de manière plus directe en utilisant une question ouverte, pas de ménagement de l’interlocuteur)
- Hum... happiness and you ?
En général, votre interlocuteur reste bouche bée pendant quelques secondes, ce qui vous laisse le loisir d’enchaîner par un
«bye bye namaste»
Imaginez qu’en quelques centaines de mètres (ce qui veut dire que vous venez de croiser plusieurs centaines de personnes), on peut avoir une bonne dizaine de fois la même conversation. Ils sont tellement nombreux à vous interpeller qu’au bout de la énième personne vous finissez par perdre un peu patience, résultat vous écourtez la conversation. Après quelques jours, vous devenez blagueur. Quand on vous demande d’où vous venez, vous répondez Azerbaïdjan par exemple. Alors, on vous repose la question plusieurs fois pensant que vous n’avez rien compris. Après avoir répété Azerbaïdjan 3 ou 4 fois et lorsque votre interlocuteur commence à montrer des signes d’énervement, vous lui lancez : «bah c’est un pays mon vieux, renseigne toi !». Comme nous ne voulions pas passer notre temps à nous sentir oppressés, agacés, il a bien fallu trouver des stratégies, l’humour en est une. Il nous a même permis de faire rire les Indiens, et ces ptits moments partagés resteront parmi nos meilleurs souvenirs.
Y a les commerçants (nomades sur les charrettes, sédentaires dans les boutiques et démunis installés à même le sol) qui essaient désespérément de vous vendre n’importe quoi...
L’un voudra vous vendre un pantalon «ali baba», parce qu’il est la tenue traditionnel du bon voyageur beatnik, et un peu hippie, qui se respecte. Les touristes ne font partie d’aucune caste mais essaient de se distinguer.
L’autre vous tendra un objet en plastique complètement incongru dans votre situation.
«mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un bidon vide ?»
Là, votre interlocuteur ne vous a bien sûr pas compris, mais ça ne l’empêche pas de tenter une réponse en hindi. Ça donne lieu à de vrais dialogues de sourds. Beaucoup d’Indiens avaient tendance à nous parler en hindi, nous répondions donc fréquemment en français. Y a encore des gens qui ne parlent pas anglais. Si, si, je vous jure et on trouve ça même plutôt rassurant.
Y a ceux qui vous demandent de l’argent s’arguant de prétextes divers et variés... parce que tout simplement vous êtes étranger et qu’en tant que touriste étranger vous devez donner de l’argent c’est comme ça, parce qu’ils vous ont indiqué votre chemin ou accompagnés sur à peine quelques mètres, parce que le temple a besoin d’être rénové, parce que l’école a besoin de livres, parce qu’ils veulent sniffer de la colle ou se faire un fix, parce qu’ils ont faim, parce qu’ils sont infirmes... sous-entendu la plupart du temps «parce que je dois alimenter un réseau de mendicité organisé par un mec qui m’a acheté à mes parents qui avaient très faim et avaient trop d’enfants ; et pour que tu me donnes de l’argent, toi le riche occidental ayant appris la compassion ou la pitié (c’est selon), cet homme m’a coupé la jambe, le bras ou les deux.»
Et, puis y a tous ceux qui ne vous demandent rien, ne vous adressent même pas la parole, ne vous regardent même pas mais simplement vous émeuvent pour des raisons propres à chacun.
Ensuite, y a les scènes de vie quotidienne...
Dans les rues, l’œil occidental, s’il prend le temps d’y regarder de plus près, peut à peu près tout reconnaître mais de manière individuelle. L’inédit ne réside pas dans ce que vous allez trouver dans la rue mais dans l’association de choses qui, pour nous, ne peuvent cohabiter.
Prenez un palmier. Pour la plupart d’entre nous, cela évoque pêle-mêle les vacances, le sud, la prétentieuse côte d’azur, de larges avenues plutôt chics comme la promenade des anglais, le soleil, la plage, les jeux de plage, le farniente.
Partons en Inde...
Dans une rue, un palmier, majestueux, arrogant. A ses pieds, une décharge, colorée, pleine de plastique chatoyants, de la boue, des excréments. Au milieu, un enfant, 6 ans peut-être, accroupi le pantalon baissé, faisant ses besoins. Les yeux grands ouverts mais le regard vide. Autour, des sacs plastiques s’envolant vers le ciel. L’enfant paraît figé. A côté, une truie et ses petits en plein repas. A leur droite, d’autres minots, le plus jeune marche à peine. Ils jouent avec des déchets fièrement récupérés. Dans la main de l’un d’entre eux, deux canettes de soda aplaties. L’enfant les place sous ses pieds et tente une glissade. Rires d’enfants. Derrière eux, un mur. Derrière ce mur des logements de fortune, en plastique évidemment. Au milieu, un magnifique collier de fleurs colorées au cou d’une vache. Sacrée bien sûr.
Non, la misère n’est pas moins pénible au soleil et les palmiers ne font pas toujours rêver. Nous n’avons pas pour habitude de les associer à un tas d’immondices. Les décharges ne servent habituellement pas de toilettes pour les enfants. Les enfants ne font pas leurs besoins dans la rue. Les plastiques ne doivent pas s’envoler vers le ciel. Les enfants ne restent pas figés. Les porcs ne mangent pas nos excréments. Les enfants ne jouent pas avec les ordures. Les gens ne vivent pas sous des bâches. Les vaches ne portent pas de collier de fleurs.
Tout comme le monde, le voyage est multiple. Il y a celui qui vous emmène en vacances pour le dépaysement, la détente, l’émerveillement, le sentiment de liberté qu’il procure et qui vous permet de rentrer serein et rassuré : oui le monde est beau. Et puis, il y a celui qui vous mène sur d’autres routes que celles du beau. Celui qui n’est ni tout à fait comme-ci, ni tout à fait comme ça. Celui qui n’a pas de certitude et laisse le loisir aux voyageurs de contempler le monde tel qu’il est. L’Inde est de ces pays qui vous rappelle que le monde n’est ni tout à fait beau, ni tout à fait laid. Il est multiple. Et c’est peut-être pour ça qu’elle nous attire et nous émeut autant, parce qu’à elle seule elle nous évoque cette complexité. L’Inde est comme ça, elle entre en vous pour vous délivrer des électrochocs sans crier gare, au détour d’une rue, au bord d’un fleuve, au pied d’un palmier. Le beau se mêle à l’horreur et paraissent ici indissociables, parfois même indicibles. L’Inde n’est pas un pays où l’on voyage sourire aux lèvres, béat devant la beauté du monde. Non, à bien y regarder de plus près, le monde n’est décidément ni tout à fait beau, ni tout à fait laid.